Mantsina 2019: Entretien avec Sylvie Dyclo Pomos, directrice artistique du festival Mantsina sur scène

Les Bruits de Manstina: A quand remonte la première édition de Mantsina et quel est le parcours du festival?

Sylvie Dyclo-Pomos: Le parcours de Mantsina remonte à 2003. Ce festival a été créé par Jean Felhyt Kimbirima, Arthur Vé Batoumeni, Abdon Fortuné Koumbha, Ludovic Louppé et Dieudonné Niangouna, avec leurs compagnies, la Compagnie Deso, la Compagnie Salaka, la Compagnie KAF et Les Bruits de la Rue, et par la suite, plus tard, la Compagnie LudoSylvie dont je fais partie.

 Les Bruits de Mantsina: Pourquoi avoir choisi ce thème, « le dynamisme d’une jeunesse », pour cette 16e édition?

Sylvie Dyclo-Pomos: Nous l’avons choisi parce que l’on voit les réalités au Congo et plus précisément celles de Brazzaville. Les jeunes sont livrés à la vie de boisson, avec des actes de violence et de barbarie créant ainsi des phénomènes qu’on appelle aujourd’hui les Américains, les Arabes, les Koulounas, les Bébés noirs et autres. Alors je me suis dit que nous avons pour travail l’art, et qu’on ne donne que ce que l’on a, donc pour moi Mantsina dédie cette édition à la jeunesse. Car comme je l’ai dit à l’ouverture, un jeune qui est dans l’art ne peut pas penser à prendre une machette pour tuer, mais plutôt à prendre une machette pour tailler le bois puis en faire une œuvre d’art. C’est ainsi qu’un jeune qui est tourné vers l’artistique ne peut pas être hanté par la violence, alors on s’est dit cette édition sera l’édition de la jeunesse.

Les Bruits de Mantsina: Les pièces de théâtres choisies ont-elles réveillé les consciences? Pouvez-vous nous en citer quelques unes?

Sylvie Dyclo-Pomos: Oui bien sûr nous avons assisté à des pièces comme Cendres sur les mains de Jean Clauvice Ngoubili, l’Afrique dans la main du diable de Justin Pametoyi Ayuka, 7 milliards des voisins de Carlos Zinsou par exemple. Ce sont des pièces qui font réfléchir sur beaucoup de réalités comme l’immigration etc.

Les Bruits de Mantsina: Que pouvez-vous dire sur votre choix de programmer la pièce Au Coeur des hommes sur Savorgnan de Brazza?

Sylvie Dyclo-Pomos: La pièce sur De Brazza a suscité beaucoup de réactions, c’est normal. Vous savez, c’est un sujet délicat à l’international, ça a fait des tonnerres du fait qu’ici on a construit un mémorial. Pourquoi dépenser autant d’argent pour construire un mausolée d’une personne issue de cette histoire coloniale au lieu de construire des écoles ou des hôpitaux? Cette pièce avait été programmé à l’IFC et j’étais présente bien que je n’avais pas pu finir d’assister à la pièce du fait d’un appel urgent, mais la manière dont le metteur en scène avait abordé ce sujet ne m’avait pas satisfaite et je me suis dit qu’il y a un problème et qu’il faut en parler parce qu’il n’est pas sur une bonne voie. Quelques mois plus tard, il m’envoie par chance le dossier pour Mantsina et je me suis dit tant mieux, c’est l’occasion pour en débattre à l’espace carrefour, parce que Mantsina est un lieu de débats et de rencontres où nous débattons de tout. Il faut exposer tous les faits et il y a débat. Voilà pourquoi j’ai programmé cette pièce et vous avez vu vous-même les retours que nous avons écouté à l’espace carrefour où le metteur en scène était présent. En résumé: Pierre Savorgnan de Brazza n’était pas un saint et ce n’est pas normal que le metteur en scène / auteur ne le présente que sous ce jour humaniste dans tout ce qu’il faisait et je pense que ça fait réfléchir le metteur en scène, ça remet en cause ce qu’il a fait et cela le poussera à chercher davantage au lieu de rester sur sa position.

Les Bruits de Mantsina: Pourquoi le programmer dans un quartier comme Makélékélé qui est déjà assez sensible?

Sylvie Dyclo-Pomos: Mais dans tout ça, il faut noter que de nombreux jeunes ne maîtrisent même pas qui est De Brazza et c’était pour nous un moyen de leur faire connaître cette histoire qui est la nôtre car certains n’ont jamais été à l’école et cela peut aussi être l’une des raisons qui peut faire que l’homme dans ce secteur soit si violent. Les informer valait la peine. Est-ce qu’ils savent pourquoi notre ville porte le nom de De Brazza ? Qu’il était un colon ? Ce spectacle ne peut pas créer de violence.

Les Bruits de Mantsina: Quel sera le thème de la prochaine édition?

Sylvie Dyclo-Pomos: L’édition prochaine, donc la 17e édition, aura pour thème «S’ouvrir davantage au monde», je ne sais pas si ça va changer mais je ne pense pas. Et nous avons déjà commencé les démarches du prochain festival.  

 Les Bruits du Mantsina: Avez-vous déjà reçu des menaces, ne serait-ce que verbalement?

Sylvie Dyclo Pomos: Je ne me suis jamais sentie véritablement menacée, physiquement ni verbalement. Mais une fois, lors de la 10e édition, j’étais passé en direct sur la Télé Congo, au JT de 20h et j’avais dit que nous avions reçu une aide de la part de la mairie de Brazzaville de cinq millions que nous n’avons jamais encaissée. Et après, il y a un monsieur qui a appelé Noëlle [l’administratrice du festival] pour lui dire que ce n’était pas acceptable que je sois passée à la TV pour dire une telle chose. Mais cela s’est arrêté là.

Les Bruits du Mantsina: Comment arrivez-vous à tenir ce festival?

Sylvie Dyclo Pomos: On tient le festival grâce à des subventions qui sont accordées par les mécènes de bonne volonté, qui nous aident, et des institutions. Ce n’est pas toujours sous la forme d’une aide financière mais parfois ce sont des échanges et des services.

Les Bruits du Mantsina: Quelles ont été les difficultés pour cette 16e édition?

Sylvie Dyclo Pomos: Ce sont surtout des difficultés financières. Nous avons l’aide de l’OIF et de l’IFC Paris, mais hélas, celles-ci ne sont pas encore parvenues sur notre compte du festival, alors que le festival est désormais fini… Nous avons logé des invités dans les hôtels, et là les gérants nous demandent l’argent qui leur est dû, les invités sont à présent sur le retour et ce n’est pas facile à gérer.

Les Bruits du Mantsina: Pourquoi Mantsina ne se passe qu’à Brazzaville?

Sylvie Dyclo Pomos: Le souhait est que le Mantsina puisse se passer dans plusieurs villes, mais cela n’est pas possible car au niveau national, nous n’avons pas d’aides, ni du ministère de la Culture ni de quiconque et on ne veut plus aller vers les autorités, puisque même lorsqu’on le fait, même lorsque nous avons fourni les documents nécessaires, au finale, rien ne se passe. Et pourtant la mairie de Brazzaville devrait financer ce genre d’activités, qui contribuent à la visibilité et à la fierté de Brazzaville et du pays en général. Par exemple, la mairie d’Abidjan finance les œuvres culturelles de cette ville.

Les Bruits du Mantsina: Est-ce que l’édition 2020 du festival Mantsina ne sera programmée qu’à Brazzaville?

Sylvie Dyclo Pomos: Oui, seulement Brazzaville, sauf si de nouvelles subventions nous permettent d’élargir notre champ d’action, et là nous pourrions aller à Pointe-Noire et même Dolisie, puisqu’il y a déjà eu une édition, celle de 2015, où nous sommes allés à Pointe-Noire.

Les Bruits du Mantsina: Croyez-vous que les pièces de théâtre programmées ont eu de l’influence sur la jeunesse congolaise?

Sylvie Dyclo Pomos: Bien sûr, surtout la pièce sur les migrants, L’Afrique dans la main du diable, cela vous laisse vraiment dans un état de réflexion.

Les Bruits du Mantsina: Comment faites-vous la sélection des pièces?

Sylvie Dyclo Pomos: Nous recevons les dossiers par internet, car il n’est pas facile pour nous de nous déplacer dans d’autres villes. Par rapport à notre thème, nous recevons différents dossiers, nous les analysons puis nous essayons de voir les pièces si cela nous est possible, ou de nous renseigner dessus grâce à des personnes qui ont déjà suivi la pièce. La réception des dossiers se fait dès janvier, sur le mail du festival ou le mien, chaque année, puisque c’est en décembre que nous l’organisons.

Les Bruits du Mantsina: Avez-vous un message particulier à transmettre aux mécènes de Mantsina?

Sylvie Dyclo Pomos: Nous ne refusons aucune aide, car nous faisons avec les moyens du bord et ce n’est pas facile. Nous avons reçu une lettre de la part de Sanza de Mfoa de GPY. Mantsina sur scène est nominé et donc ce 28 décembre, nous serons à Olympia pour le trophée des créateurs.

Les Bruits du Mantsina: Quel rapport pourrait-il y avoir entre Mantsina et le théâtre scolaire?

Sylvie Dyclo Pomos: Il y a déjà un festival de théâtre scolaire qui existe, nommé FETESCO mais Mantsina sur scène est réservé pour un théâtre professionnel. De plus, Mantsina sur scène se passe en décembre, pendant les examens et juste avant les congés.

Les Bruits du Mantsina: Comment faites-vous avec tous les artistes invités et étrangers européens qui viennent pour Mantsina?

Sylvie Dyclo Pomos: Déjà, il faut le dire, toutes ces personnes sont des amis du Mantsina, on les appelle les Mantsinistes de la diaspora, qui paient leurs billets. Soit ils viennent jouer un spectacle, soit ils viennent animer des ateliers.  Ils sont un grand soutien, un très grand soutien pour Mantsina.

Les Bruits du Mantsina: Quelle est la signification de Mantsina?

Sylvie Dyclo Pomos: Mais il fallait commencer par là! Mantsina en langue kongo veut dire un parfum, une bonne odeur, donc mantsina, c’est le parfum qui se dégage sur scène, un travail bien fait sur scène.

Les Bruits du Mantsina: Pourquoi ce nom? Est-ce que cela reflète bien la réalité de Mantsina?

Sylvie Dyclo Pomos: Bien sûr, vous voyez le travail que font les artistes, vous voyez comment ils bossent dur! Si le cercle Sony Labou Tansi n’était pas envahi par les kermesses aujourd’hui, vous auriez vu comment ils y travaillaient de 8h à 22h.

Les Bruits du Mantsina: Y-a-t-il des conflits au sein de l’équipe qui organise le festival?

Sylvie Dyclo Pomos: Non, nous avons tous la même vision du festival. Lorsqu’il y a un sujet à débattre, on pose le sujet sur la table, on en discute et à la fin, il y a toujours une solution, on décide ensemble.

Les Bruits du Mantsina: Merci et longue vie au Mantsina!

Entretien mené par Credo Eguenin, Dexter Milandou, Roxiane Kouvoulou et Rodney Zabakani dans le cadre de l’atelier Les Bruits de Mantsina, le 22 décembre 2019 à Brazzaville.

 

Publicité

Mantsina 2019: Entretien avec David Bobée et Pierre Claver Mabiala, à propos d’Hamlet

Coup de coeur de l’atelier Les Bruits de Mantsina, le Hamlet mis en scène par David Bobée avec les comédiens de Pointe-Noire nous a déjà inspiré deux articles: (voir ici et ici)
Nous avons profité de la rencontre avec l’équipe artistique à l’espace Carrefour, après les représentations, pour poser quelques questions au metteur en scène, David Bobée, et au producteur du spectacle (qui joue aussi dedans), Pierre Claver Mabiala.

David Bobée / Pierre Claver Mabiala

Les Bruits de Mantsina: Pourquoi vous avez choisi de mettre en scène Hamlet?

David Bobée: L’idée au départ était de faire un stage de formation en dix jours, mais je n’avais pas envie de cela, j’ai préféré faire une création, pour que les artistes jouent et ne soient pas mis en position d’apprenant avec un supposé sachant. Je n’avais que dix jours, donc j’ai choisi un texte que je connaissais très bien. On a créé le spectacle en janvier dernier à Pointe-Noire, on l’a montré en juin, la directrice du festival Mantsina, Sylvie Dyclo Pomos, l’a vu et a souhaité inviter le spectacle, pour essayer de créer un lien entre les artistes de Pointe-Noire et de Brazzaville et de créer une résonance dans la capitale du pays où il s’est créé.
Jouer Hamlet dans le cadre du Mantsina, évidemment, ça crée une résonance politique, toute une dimension de résistance par rapport à un ordre du monde inacceptable, irrespectueux de la vie humaine, il y a chez Hamlet quelque chose d’une agitation qui va essayer de renverser l’ordre du monde, de faire pourrir ce qui n’arrive pas à pourrir, d’essayer de faire advenir des endroits de vérité. Pour ce festival engagé, militant, qui ne cesse de faire réfléchir le Congo et les Congolais, cela ne peut que résonner.

Les Bruits de Mantsina: Est-ce que par rapport au thème du festival, «le dynamisme d’une jeunesse», vous pensez que c’est une pièce qui peut faire réfléchir la jeunesse congolaise?

David Bobée: Hamlet, c’est une excuse. Ce qui parle à la jeunesse aujourd’hui, ce sont les artistes d’aujourd’hui, qui sont des jeunes pour la plupart. Les acteurs, ce sont des hommes et des femmes qui s’emparent de ce texte et c’est cela qui parle à la jeunesse je pense. On a eu des centaines d’enfants qui ont passé leur journée à nous regarder répéter et qui à la fin connaissent par cœur la réplique d’Hamlet « être ou ne pas être» , c’est quelque chose de très beau. En fait, ce texte là fait partie d’un patrimoine universel, c’est important de s’échanger ces outils de pensée, de nourrir une culture commune, de provoquer cette rencontre entre le théâtre élisabéthain de Shakespeare et la culture congolaise d’aujourd’hui.

Pierre Claver Mabiala: Cette astuce qui a fait qu’on s’est mis ensemble au départ, c’est aussi parce qu’il y a eu des comédiens français qui sont venus travailler [à Pointe-Noire] sur une mise en scène d’Harvey Massamba. Il n’y a pas de pièce qui doit parler à tel public ou tel autre. On a fait un travail, on a travaillé avec des artistes. Vous connaissez l’histoire de Sony Labou Tansi, il travaillait en fonction des comédiens qui étaient avec lui. Là où je loge, à Diata, il y a un comédien qui a travaillé avec Sony, qui était avec lui à Pointe-Noire et qu’il avait ramené à Brazzaville. C’est ce qui faisait la force de Sony. Il a vu les acteurs, il a vu le contexte et il a demandé aux acteurs de s’exprimer. C’est cela la vraie force du théâtre, comment on prend un texte qui vient d’ailleurs, et comment avec son quotidien, on le renvoie sur la scène. D’autres metteurs en scène peuvent faire autrement, lui David l’a fait comme cela, nous en sommes très contents. David donne cette liberté aux artistes de s’exprimer, nous en sommes très heureux.

Les Bruits de Mantsina: Est-ce que les références congolaises dans le spectacle favorisent la communion avec le public congolais?

Pierre Claver Mabiala: Si un jour on va jouer au Chili, on ne va pas prendre des chansons du Chili, on le jouera comme cela! Nous on veut marquer la pièce avec son identité de base, elle s’est jouée ici, avec les comédiens de Pointe-Noire, avec leur interprétation, et c’est notre version, on le porte comme cela.

David Bobée: Un texte écrit au 16e siècle en Angleterre dans la réalité d’alors, cela a autant à voir avec moi que cela a à voir avec vous! C’est un texte très riche, universel, qui peut se partager. Quand je monte Hamlet en France, je le fais avec ce que les comédiens amènent, en fonction de qui ils sont. Ici, le contexte influe sur la mise en scène, les artistes amènent la créativité qui est leur culture. La culture, ce n’est pas tant une façon de faire qu’il faudrait reproduire. C’est ce qu’on hérite dans des racines très variées, ce que l’on fait aujourd’hui avec les gens qui nous entourent, ma culture elle se transforme, là, avec ma rencontre avec les comédiens. Je ne suis pas sûr qu’on ait fait Shakespeare à la sauce congolaise, je suis sûr qu’on a fait Shakespeare au Congo. La rencontre qu’il y a là, entre un Français et des Congolais, a une influence. On n’a pas voulu exotiser Shakespeare, on lui a rendu hommage avec ce que sont les comédiens, avec la culture des acteurs et actrices qui sont là. C’est une façon de penser de nouvelles relations pour moi. J’ai accepté de monter un spectacle avec eux à la seule condition que mes acteurs résidents en France puissent travailler sur un spectacle avec un texte congolais mis en scène par un metteur en scène congolais. Personne n’a rien appris à personne, on a juste échangé à égalité, il y a une influence mutuelle, qui les a fait avancer, vers quelque chose qui s’appelle une culture commune. Quand on est un metteur en scène français, ce n’est pas anodin de venir au Congo dans la position de diriger des artistes congolais. Ce n’est pas une chose facile, ou bien c’est trop facile et cela devient insupportable. Il faut travailler sur le poids de l’histoire, les relations ne sont pas neutres, on doit vraiment l’assumer et être responsable de cela si on veut un peu d’égalité. On a deux choix: ou bien on s’en fout et on est dans la culture de la domination ou alors de se préserver, de ne plus aller dans les anciennes colonies, car le poids de l’histoire est trop dur, ce qui est une connerie, car on passe à côté de très belles rencontres et de la possibilité de créer une rencontre plus égalitaire. Il y a une troisième solution, celle d’essayer de mettre en place tout un tas de dispositifs qui remettent un peu les échanges ailleurs, on se met au service d’énergie et d’initiatives congolaises. En me mettant en dehors de mes clous, hors de mes codes, et en travaillant avec la réalité de ce que je trouve ici, à l’espace Yaro, où on a travaillé à l’extérieur, au milieu des gens, avec les mamans du quartier. Ce déplacement mutuel permet de changer la relation verticale habituelle dans la relation nord-sud, pour remettre un peu d’horizontalité.

Les Bruits de Mantsina: Le théâtre est un moyen pour retrouver une égalité de rapport donc ?

David Bobée: Je pense qu’il y a des actes responsables qui doivent venir des politiques avant toute chose et assumer l’histoire. Les artistes, les spectateurs, le temps d’un spectacle, par le plaisir du théâtre, se mettent à travailler ensemble leur recul critique par rapport à ce qui est présenté. On partage des outils de compréhension du monde, pour agir. Il se joue quelque chose d’une création commune, du partage de la pensée qui sont des outils qui ont à voir avec la démocratie et permettent de prendre du recul sur la situation par le biais de la métaphore.

Les Bruits de Mantsina: L’humour du spectacle nous a beaucoup et agréablement surpris, en ce qui concerne une tragédie…

Pierre Claver Mabiala: On n’est pas là pour faire une leçon à des gens, je n’ai pas envie de le faire. Dans la vie, dans le quotidien des Congolais, un ami me faisait remarquer qu’il nous faut rire pour éviter de tomber malade, de notre colère. On a envie d’avoir l’esprit tranquille et une bonne santé. C’est aussi une façon de dire les choses, l’humour. Après, il y a des textes, comme Hamlet, qui abordent les choses comme cela aussi.

David Bobée: La fabrique du théâtre élisabéthain, c’est le mélange du tragique et du grotesque. Les traducteurs, avec leurs contextes, leurs époques, leurs canons esthétiques, ont gommé parfois ce qui est de l’ordre du grotesque, du vulgaire même. Ils ont ainsi enlevé l’étendue du langage de Shakespeare, et la profondeur de jeu incroyable qu’apporte ces différents niveaux de langue. Il y a plein de tragédies où des blagues très potaches peuvent arriver, cela nous fait un effet de recul par rapport à ce qu’on vit, c’est une manière de ne pas prendre les gens pour des cons. On n’est pas en train de vous faire croire à une histoire tragique, on la représente. Vous êtes spectateurs dans vos sièges, ne l’oubliez pas, on est au théâtre, réfléchissez le monde ! Le théâtre est un miroir du monde, vous n’avez pas besoin que l’on vous raconte des histoires, vous avez besoin que l’on vous représente votre propre monde. C’est cela Shakespeare.

Les Bruits de Mantsina: Pierre Claver Mabiala, vous pensez que cette pièce pourrait être un miroir de notre société ?

Pierre Claver Mabiala: Je vais vous parler d’une adaptation que j’avais faite de William Sassine, de son texte Saint Monsieur Baly, l’histoire d’un enseignant qui remet à l’école les rejetés de la société, il se bat, tout se casse. L’histoire est vraie, elle s’est passée au Niger. Dans le cadre d’une bourse visa sur la création, je suis allé faire des recherches sur Sassine en Guinée pour le savoir. Il a écrit cette pièce en 1973, elle est toujours aussi actuelle aujourd’hui, peut-être plus. On vient au théâtre pour réfléchir à ce qu’un spectacle nous apporte, pas pour des conclusions qu’auraient posé définitivement un texte et des comédiens. Avec Hamlet, on peut penser à nos rapports hommes-femmes par exemple, à certains mariages forcés qui entretiennent le contrôle des hommes sur des femmes.

David Bobée : C’est vrai pour Shakespeare et le théâtre en général. C’est un miroir. A un moment dans Hamlet, il est question d’un monde qui pourrit et de l’autre qui tarde à arriver. Le passage d’une génération à une autre par exemple, c’est une question qui se pose pour nous tous. Le miroir tendu n’exprime rien en lui-même, ce sont les gens qui viennent voir le miroir qui vont lire à l’intérieur du miroir. Toute la violence d’Hamlet, c’est de mettre un miroir devant chacun des personnages. Il met un miroir devant la reine et il lui dit «Regarde ce que tu as fait». Il fait la même chose avec Claudius, avec la pièce de théâtre qu’il lui montre. Idem pour Polonius qui se prend pour un sage et qui n’a aucune intelligence. Il met un miroir devant Ophélie en lui disant «Pourquoi tu te maquilles, je t’aime déjà, tu réponds à quelle injonction de la société pour accepter d’être instrumentalisée?». Et ainsi de suite. Ce procédé là, le situationnisme d’Hamlet, renvoie à la représentation elle-même. On crée une situation, dans la rue, qui n’est pas n’importe quelle rue, qui a une histoire, dans laquelle les spectateurs vont venir se regarder.

Les Bruits de Mantsina: Comment s’est fait la distribution des rôles dans la pièce ?

Ophélie (Mixiana Livty Laba) (c) Bobée

Pierre Claver Mabiala: J’ai envie de dire qu’il y a un travail qui s’est fait par Fabienne Bidou, ancienne Directrice déléguée de l’IFC de Pointe-Noire, qui est à la base de cela, qui a lancé le projet, qui a contacté David et qui m’a contacté. Pour les comédiennes, deux seulement se sont inscrites, cela tombait bien, il y avait deux rôles féminins! Il n’y a pas eu de discussion. Moi j’ai eu une discussion avec Nestor [Mabiala], avec qui je travaille souvent, avec qui on se fait confiance, il a choisi d’être le roi. On n’a pas fait d’auditions!

David Bobée: Je n’ai jamais fait d’auditions de ma vie entière. Je travaille avec les capacités des gens, je sais que je vais pouvoir mettre en scène les personnes pour que les spectateurs les regardent là où je les aime. Les personnages pour moi n’existent pas, c’est du papier, c’est ce que les gens qui les travaillent en font. Celui qui joue Hamlet [Mouz Ferregane], c’est son premier rôle de théâtre, il est rappeur lui. Il a un rapport à la langue. On a travaillé pour faire sortir des choses des personnes pour remplir le vide des personnages.

Les Bruits de Mantsina: Pierre Claver Mabiala, cela a été votre choix d’interpréter Polonius?

Pierre Claver Mabiala: Au début, comme vous l’a expliqué David, on nous avait donné l’information que c’était un atelier. Et après, on a appris que c’est un spectacle qu’on va faire en dix jours! On a appris le texte, on a travaillé. Donc moi je suis comédien, on me donne du boulot, je fais.

Hamlet dans la rue Hyppolite Memba, Matour Makélékélé (c) Bobée

Les Bruits de Mantsina: La mise en scène est extraordinaire! Comment est-elle née? Dans l’espace public, on casse beaucoup de règles. Est-ce que cela va dans votre perspective habituelle de travail?

Pierre Claver Mabiala: Pour mon combat à l’espace Yaro, ce qui m’a transformé, c’est de prendre mon courage de sortir de là où je suis. J’ai travaillé avec des collègues, des metteurs en scène qui ne sont pas congolais et j’ai toujours pris le soin d’aller voir là où ils sont. Et j’ai été façonné comme cela. Quand j’ai commencé à voyager, quand je voyais un spectacle venir au CCF, tout ce qui me paraissait grand, démesuré, m’a marqué. Ce qui m’a le plus formé, c’est le off d’Avignon en 2002, j’étais un jeune metteur en scène là-bas, la débrouille qui y règne m’a marqué, j’ai vu de grands spectacles en Avignon, comme le Platonov d’Eric Lacascade où David Bobée était assistant à la mise en scène, dans la cour d’honneur du Palais des papes. La folie pour moi parle de très loin, de ces grandes choses, mais je ne les fais pas car je n’en ai pas les moyens. Cela ne veut pas dire que je ne peux pas le faire. Là, nous avons saisi l’occasion avec la venue de David.

David Bobée : C’est le principe de mon métier, l’idée est de rencontrer les gens et de se faire déplacer par eux et d’espérer pouvoir être déplacé aussi, pour essayer de créer un territoire commun. Donc quand j’arrive ici, je me laisse déplacer par les êtres que je rencontre et je n’arrive pas avec une idée préconçue de la mise en scène. La mise en scène, ce n’est pas d’arriver avec des idées pour les appliquer, la mise en scène, ce sont les comédiens avec qui je vais travailler, tu inventes avec cela, c’est cela la créativité, ce n’est pas un art d’application mais un art vivant, créatif. Le spectacle Platonov du palais des Papes, c’est le genre de lieu extraordinaire où tu ne peux pas poser un décor. D’abord, tu dois travailler pour la scène, c’est par le lieu que tu vas trouver ta mise en scène. Quand tu arrives à l’espace Yaro ou dans la rue Mbemba Hyppolite [à Brazzaville, où s’est joué Hamlet pendant Mantsina], c’est la même logique, qu’est-ce qu’elle nous offre cette rue? Bien sûr, il y a de la contrainte, il n’y a pas toute la technique qui faut, on manque de certaines choses, mais il y a plein de possibles, la question, c’est comment tu fais pour transformer ces possibles là en signes, pour travailler à la construction du spectacle. Tu sais, je fais du théâtre contemporain, de répertoire, du cirque, de l’opéra, du cinéma, de la danse, je n’ai pas envie de m’arrêter aux disciplines, je suis un peu allergique aux assignations. Tu fais du théâtre, donc le théâtre, c’est comme cela, le texte doit être au centre, donc tu dois être dans un théâtre avec des murs, tu es français donc tu dois faire du théâtre que comme cela, non ! J’ai besoin d’être bouleversé et ce bouleversement là, je l’ai en travaillant ici, en travaillant en Russie, en travaillant en Colombie, en travaillant chez moi, en travaillant dans des écoles, mais aussi dans des opéras, j’essaie de trouver à chaque fois des continents symboliques, complètement nouveaux pour moi, qui vont me transformer.

Les Bruits de Mantsina: Qui a fait la chorégraphie d’Hamlet?

David Bobée: C’est nous tous. On ne naît pas en étant acteur ou danseur, les frontières ne m’intéressent pas, il faut les traverser, les faire exploser. Ce groupe là est extraordinaire car ce n’est pas le groupe de Claver, ce n’est pas Claver qui dirige un groupe d’acteurs et ce n’est pas moi qui ait fait des auditions pour choisir ou ce n’est pas moi qui pilote, il y a un engagement des uns et des autres qui existe uniquement par la volonté d’être ensemble. Chacun a une place différente et l’ensemble crée un collectif informel, lequel vient à Brazzaville uniquement pour faire partie de ce festival là, par militantisme, c’est ce qui est joli. Il n’y a pas de leader là-dedans, nous sommes tous au service de ce qu’on pourrait appeler un mouvement plutôt qu’une compagnie, le mouvement des comédiens de Pointe-Noire.

Les Bruits du Mantsina: Quelle est la situation du théâtre à Pointe-Noire, et que fait plus précisément l’espace Yaro?

Pierre Claver Mabiala: Le théâtre à Pointe-Noire est réel, il y a des comédiens, on est sur des questions d’accompagnement aussi, comme à Brazzaville ou Kinshasa. Il y a des lieux qui travaillent, qui sont nos outils de travail et sont aussi des lieux d’accueil des spectateurs et de création de communautés. Il y a un vrai travail qui se fait avec les populations partout, à l’espace Yaro, on fait des ateliers avec les enfants, on est en train de faire des spectacles avec une entreprise, il y a un festival de théâtre à Pointe-Noire. On ne sait pas demain comment cela va être, mais les initiatives sont là. Nous sommes nombreux à faire de la formation d’acteurs. Sur ce point de vue là, il y aura des comédiens, cela va se développer de plus en plus. Les connexions que l’on crée avec l’extérieur, le CDN de Rouen, Kinshasa, le Mali, nous aident beaucoup. L’un des éléments ralentisseurs, c’est que l’on ne sait pas où est-ce que l’on va jouer demain. Mais quand on le  sait, les choses sont beaucoup plus rapides à se mettre en place. Hamlet va circuler à Kinshasa, Libreville peut-être et puis on va voir. C’est un spectacle qui demande un gros budget, on est conscient de cela. Un moment personnellement, j’ai eu un sommeil sur certaines choses, mais là on se rend compte qu’il faut anticiper. On a envie de consolider cette démarche, car on a envie de sortir un travail, et par la suite, il faut se faire un peu plaisir. On se dit tout, on est un groupe, on cherche ce qui est bien pour nous et on y va. On est conscient que c’est une grande équipe, vingt personnes. La première fois qu’on l’a montré, c’est à l’IFC de Pointe-Noire, puis à l’espace Yaro, là Brazzaville, on aimerait aller à Dolisie, Delavallet Bidiefono nous disait que pour la prochaine édition de son festival BO YA KOBINA, il va le reprendre, on essaie de mobiliser les accueils possibles.

Claver Mabiala à l’espace Yaro, à Pointe Noire (c) Bobée

David Bobée: Sur la production, c’est effectivement un mélange de différents financements qui a permis de la faire, mon théâtre le CDN de Rouen s’est impliqué sur l’accompagnement, je n’aurais jamais les moyens de faire venir tout le monde chez moi, mais par contre, nous travaillons pour que le spectacle ait une existence sur sa zone géographique, le Congo bien sûr et autour. C’est un spectacle ambitieux dans la forme, il y a 400 sièges pour les spectateurs, c’est un grand spectacle, mais si tu regardes les accessoires, il y en a trois. La coupe empoisonnée, c’est une bière Primus, le crâne et les os, on les a commandés au sculpteur à côté de Yaro, la réalité est notre seule scénographie. Les financements qu’il faut arriver à trouver, c’est entre les forces invitantes, le festival et les futurs théâtres et les forces organisatrices, comme l’espace Yaro, l’IFC éventuellement qui est partenaire, le CDN de Rouen où j’ai envie que cela existe, les financement ne serviront qu’à payer les gens. C’est une histoire de la production qui raconte l’histoire du théâtre tel qu’on le défend idéologiquement. Ce sont les personnes qui portent le truc, bien plus que le désir du metteur en scène ou sa reconnaissance ou que sais-je ? L’enjeu est de trouver les financements pour les salaires des gens qui œuvrent. La production appartient à l’espace Yaro et c’est lui qui pilote.

Les Bruits de Mantsina: Votre rapport au Congo, c’est une longue histoire avec ce pays?

David Bobée: Elle date de 2006, un garçon qui s’appelle Philippe Chamaux, qui est aujourd’hui mon directeur adjoint au CDN, qui a l’époque était déjà un ami. Un jour, il me dit : «Il faut que tu ailles à Brazzaville. Quoi? Il faut que tu ailles à Brazzaville. Mais pourquoi? Tu verras.» Il me fait partir à Brazzaville, au moment d’un festival dirigé par Orchy Nzamba, j’arrive et je découvre des personnalités bouleversantes, un talent fou, une réalité différente de la mienne qui me déplace, qui me met du plomb dans la cervelle, qui me fait mieux réfléchir mon rapport au monde et je reviens bouleversé. Là, je rencontre Delavallet Bidiefono, je me dis j’ai en face de moi le plus beau danseur du monde, il faut absolument que je travaille avec ce mec. Je pense à le faire venir travailler avec moi sur un spectacle en France, puis je réfléchis. Je me rends compte qu’il démarre une compagnie, Baning’Art, c’était le tout début, et qu’il démarre la création de son espace artistique, je me dis que je serais vraiment un salaud de prendre la personne qui m’intéresse et de me moquer du contexte dans lequel il travaille. Donc j’ai décidé d’inviter toute sa compagnie à venir travailler en France avec moi. Et en l’inscrivant ainsi dans des lieux institutionnels, cela a contribué à ce qu’il soit connu, que son talent préexistant existe à cet endroit là. Puis il a commencé à faire des tournées dans ces réseaux là et à très vite vivre de ses propres ailes. Avec Delavallet Bidiefono, on a fait quatre spectacles ensemble, ou bien il était chorégraphe sur mes spectacles à moi, ou bien il était acteur, on a créé un spectacle ensemble en Russie, il y a une vraie histoire forte issue de cette rencontre. Et depuis je n’arrête pas de travailler avec des Congolais depuis la France. Je suis revenu plusieurs fois ici. Après, une petite histoire personnelle m’a mis un coup, j’accompagnais un jeune pour faire ses études, et puis il est venu en vacances en France et il a fui, cela m’a mis un coup car il était brillant et faisait des études exemplaires ici au Congo et il avait vraiment la volonté de faire de la politique dans son pays, j’ai pris du recul. C’est l’invitation de Fabienne Bidou de l’IFC à Pointe-Noire, ville que je connaissais peu, qui a ravivé cette envie de travailler ici, et de construire une culture commune entre les frères et sœurs de Pointe-Noire et les amis en France.

Entretien mené par Credo Eguenin, Dexter Milandou et Rodney Zabakani dans le cadre de l’atelier Les Bruits de Mantsina, le 22 décembre 2019 à Brazzaville.

Hamlet a été joué les 20 et 21 décembre 2019 rue Hyppolite Memba à Matour, Makélékélé, dans le cadre du festival Mantsina sur scène 16e édition.
Distribution:
Mouz Ferregane (Hamlet)
Alexandra Guenin (La Reine)
Nestor Mabiala (Le Roi)
Pierre Claver Mabiala (Polonius)
Harvin Isma Bihani Yengo (Laerte)
Mixiana Livty Laba (Ophélie)
Rockaël Mavounia (Horatio)
Orlande Zola et Steven Lohick Ngondo (Guildenstern & Rosenkrantz)
Hardy Moungondo (Osric)
Nicolas Mounbounou (Le Fossoyeur, la troupe)
Merveille Toutou (Le Spectre, la troupe)
Fred Obongo, Maël Ouemba, Jean Bonheur Makaya, Jules Mvouma-Lebanda (la troupe)

 

Mantsina 2019: Retours sur la tragédie d’Hamlet

Hamlet met en scène la réalité d’une conspiration au sein d’un royaume, le Danemark,  la réalité d’un désir de pouvoir sans pareil, celui d’un trône, du meurtre d’un roi par son frère, lequel déshérite astucieusement un prince légitime, Hamlet, en épousant la mère de ce dernier, la reine.

 

Le retournement de cette situation surgit au moment où Hamlet, le fils du roi assassiné, apprend l’errance du spectre de son père et le rencontre. Il découvre ainsi que la mort de son père était un acte prémédité, au-delà de la suspicion qu’il en avait déjà. Suite au mariage précoce de sa mère avec son oncle, le spectre de son père lui révèle les circonstances de sa mort et Hamlet semble sombrer dans une sorte de folie. Hamlet est amoureux d’Ophélie, la fille d’un des ministres de la cour. Hamlet adresse à Ophélie des lettres dans lesquelles il lui dit son amour.

On découvre la réticence du frère d’Ophélie, Laërte, et la joie de son père Polonius qui pourtant sait que sa fille ne peut appartenir à cette lignée et voit là une occasion de grimper dans la cour. Polonius essaie de convaincre le roi que la folie d’Hamlet est dû à l’amour qu’il éprouve pour sa fille Ophélie. Les épreuves soumises à Hamlet vont prouver le contraire. Hamlet se servira d’une troupe d’artistes pour découvrir la véracité des propos du spectre, à l’occasion d’une formidable mise en abîme de la représentation, qui confronte le roi à son crime. A chaque épreuve, Hamlet montre que ce qui lui arrive est prévu d’avance et que tous ceux qui l’approchent sont au service de la cour, du roi et de la reine. C’est le cas d’Ophélie, instrumentalisée par son père, de ses amis venus d’Angleterre. Hamlet tue Polonius par accident, le prenant pour le roi, la cour consent qu’il se rende en Angleterre pour l’écarter. La tragédie commence réellement là. Ophélie perd la raison. Laërte rentre de force prêt à venger son père. Il découvre la folie d’Ophélie et apprend qu’Hamlet est coupable du crime. Situation qui engendre un duel entre Hamlet, revenu d’Angleterre et ayant échappé au piège mortel que le roi lui avait tendu, et Laërte. Durant le duel, la reine boit la coupe empoisonnée destinée à Hamlet par le roi et meurt.  Hamlet tue le roi, Laërte meurt pour avoir été touché deux fois par Hamlet pendant le duel, Hamlet meurt enfin après lui. Tous sont morts sur le plateau, à la fin de cette tragédie, ne reste qu’Oratio pour le raconter.

Cette pièce jouée à la seizième édition du Mantsina revêt une importance cruciale tant elle était belle et forte. Sa représentation s’est faite au siège du Mantsina, dans la rue Mbemba Hyppolite, à Makélékélé.  Durant deux nuits, en plein espace public, entre vingt et une heure trente et minuit trente, la scène était mouvante, au fil de la représentation. Le spectacle s’est déroulé en pleine rue, à la grande stupéfaction d’un public qui découvre pour la première fois pour certains William Shakespeare, dans une mise en scène de David Bobée. Le metteur en scène a su apporter beaucoup de créativité dans ce texte vieux de quelques siècles et le rendre tout à fait actuel en travaillant avec des comédiens de Pointe-Noire principalement, et quelques-uns de Brazzaville. Le public congolais s’est retrouvé, notamment en entendant une chanson de Jacques Loubelo, Ngonda, et certaines expressions en lari. Il faut dire que cela échoie à la liberté du metteur en scène et des comédiens de pouvoir insérer des morceaux d’eux-mêmes, de ce qui les constitue et de leurs contextes culturels. Lors de l’espace carrefour du dimanche 22 décembre, jour de la clôture du festival, la discussion autour du spectacle a montré combien le public avait apprécié ce travail collectif qui s’est fait en douze jours seulement. A en croire David Bobée, Shakespeare nous parle d’un monde en plein effondrement, pourri, qui essaie de résister et de ne pas céder la place à un autre monde. Ce propos de la pièce nous concerne tous.  Mais aussi un miroir dans lequel chacun de nous se retrouve tant sur le plan individuel que collectif : intentions, ambitions, faits et gestes, aussi bien que paroles et habitudes y apparaissent comme reflet de nous-mêmes et de nos sociétés. Shakespeare nous révèle les causalités les plus sordides issues de nos comportements les plus vils. Peu importe les moyens utilisés pour y parvenir, nous sommes toujours rattrapés par notre réalité, peu importe également le temps que cela prendra. Hamlet est cette figure emblématique autour de laquelle la pièce se déroule. Il est celui qui brandit ce miroir, il est lui-même ce miroir autour duquel le monde se reflète. Hélas, tous doivent payer, même Hamlet,  pour avoir versé malgré lui le sang de Polonius. La reine doit payer pour avoir consenti à un mariage précoce avec le frère de son défunt mari, le frère du roi devenu roi après avoir tué son frère et procédé à tant d’autres conspirations sanguinaires, Ophélie paie par sa folie et son suicide pour avoir consentie au jeu de son père et de la cour, tout comme les amis d’Hamlet. Quant à Laërte, il meurt aussi de son désir ardent de vengeance, qui se retourne envers lui-même.
Tel est le tableau tragique que nous dresse Shakespeare, en s’appuyant sur la fatalité humaine. «C’est une sorte de folie que d’être sage parmi les fous.», nous disait Socrate.

Dexter MILANDOU, avec l’aide de Roxiane Héléna KOUVOULOU
Article réalisé dans le cadre de l’atelier Les Bruits de Mantsina 2019

Hamlet a été joué les 20 et 21 décembre 2019 rue Hyppolite Memba à Matour, Makélékélé, dans le cadre du festival Mantsina sur scène 16e édition.
Distribution:
Mouz Ferregane (Hamlet)
Alexandra Guenin (La Reine)
Nestor Mabiala (Le Roi)
Pierre Claver Mabiala (Polonius)
Harvin Isma Bihani Yengo (Laerte)
Mixiana Livty Laba (Ophélie)
Rockaël Mavounia (Horatio)
Orlande Zola et Steven Lohick Ngondo (Guildenstern & Rosenkrantz)
Hardy Moungondo (Osric)
Nicolas Mounbounou (Le Fossoyeur, la troupe)
Merveille Toutou (Le Spectre, la troupe)
Fred Obongo, Maël Ouemba, Jean Bonheur Makaya, Jules Mvouma-Lebanda (la troupe)

Mantsina 2019 : Au cœur des hommes, un spectacle qui crée la controverse

Spectacle écrit et mis en scène par John Ottavi, Compagnie Les Masquards.

Avec : Céline Diathoud, Florence Vernejoul, Corine Greco, Olmiche Batsimba, Claude-Aline Antoine Edouard, John Ottavi, Jean-Clauvice Ngoubili, Boris Esprit Minkala II, Dikas Aldin, Gilféry Ngamboulou, Fann Attiki, Annaïg Soulabaille, Louis Assimon

Son : Donald Bouesso

Dans le programme du festival, il est écrit dans la présentation du spectacle qu’il s’agit «d’une plongée dans l’Histoire et plus particulièrement la transition entre la période précoloniale à celle qui suivit». Cette pièce de théâtre nous plonge dans la destinée de Savorgnan de Brazza (1852-1905), de sa naissance à sa mort, et la pièce est structurée comme telle : ouverture avec les parents et le bébé, dans l’Italie de l’époque, clôture de la pièce avec la mort de de Savorgnan de Brazza, à Dakar. Cet explorateur italien, naturalisé français, est un officier de marine qui a ouvert la voie à la colonisation française en Afrique centrale. Au cœur des hommes nous propose une plongée dans des moments clés de la vie de Savorgnan de Brazza. Des épisodes, comme des tableaux qui se suivent, y sont racontés :  l’arrivée de l’explorateur sur les terres de l’actuel Congo – et notamment lors de sa deuxième mission lorsqu’il atteint le fleuve Congo en 1880 et propose à Illoy 1er, Makoko de Mbé, chef des Téké de Mbé, de placer « son pays » sous la protection de la France et la trop célèbre signature de ce traité par un chef présenté comme analphabète. De ce traité, naîtra un établissement français à Nkuna, endroit appelé plus tard et dont le nom perdure jusqu’à aujourd’hui Brazzaville, du nom de l’explorateur.  Sa rencontre avec un autre explorateur tristement célèbre le belge Stanley, son rival au service de Léopold II pour occuper les terres de part et d’autre du fleuve. Son retour en France, où la popularité de ces explorations lui permet de partir pour de nouvelles missions. Sa retraite anticipée en Algérie pendant huit années. Sa nouvelle mission en 1905 pour inspecter les conditions de vie dans les colonies, avec le fameux rapport qu’il a alors écrit, le rapport Brazza, qui dénonce les intérêts des compagnies privées sur les terres coloniales; Sa mort de maladie ou d’empoisonnement le 14 septembre 1905, à Dakar.

Pendant le spectacle, des spectateurs sont sortis, visiblement mécontents. A la fin du spectacle, un spectateur congolais a interpellé les acteurs directement, juste après les saluts, pour dire qu’il n’était pas possible de montrer cette image de Savorgnan de Brazza de cette manière aujourd’hui. D’autres spectateurs, notamment étrangers, ont adopté la même position.  Une partie du public a donc manifestée son mécontentement en ce qui concerne le rôle qu’attribue le metteur en scène à Savorgnan de Brazza dans l’Histoire et sur le fait que la pièce met en avant les bienfaits et le côté humaniste de de Brazza par rapport à l’homme noir, « son semblable », alors que le côté obscur de sa vie, le pillage des hommes et des ressources africaines, le commerce des esclaves par sa métropole, les travaux forcés, la guerre d’Ambuilla sont laissés de côté. Le coté humaniste que la pièce donne à l’explorateur, prolongeant là sa légende, a été contesté par certains spectateurs, visiblement très mal à l’aise. On ressent d’ailleurs, à la lecture de la description de la pièce dans le programme, combien la présentation qui est faite dans ce spectacle de Savorgnan de Brazza est celle d’un grand explorateur, qui a bien servi la France où il avait lui-même été naturalisé. Je cite : «Il voulut faire partie des grands explorateurs qui lui ont servi d’exemple et donner une colonie à la France qui l’avait accueilli.»

D’après les propos que j’ai pu recueillir après le spectacle, de nombreuses questions se posaient pour les spectateurs. J’en cite là quelques-unes :

Pierre Savorgnan de Brazza partait t-il à la conquête des territoires sans armes à feu (comme le dit notre dicton: «Peut-on aller à la chasse sans fusil?») ? N’était-il vraiment qu’un humaniste rêveur et naïf comme le suggère le spectacle ?

Que pouvons nous dire sur son projet, celui d’une construction d’une voie ferroviaire entre Brazzaville et Pointe-Noire pour exploiter les territoires, qui nécessitait beaucoup de travail forcé?

Serait-ce les Français qui aurait construit ces voies avec leurs mains ou bien les noirs?

Pourquoi mettre un dialogue en lingala sur les terres Bakongo, où on ne parlait pas le lingala? Qu’en est-il de sa demande de matériaux de construction à la France ainsi que de son idée de conquérir les sols tchadiens, de l’Oubangui (RCA) et gabonais?

Cela pouvait-il être possible sans massacres?

Ne pouvait-on pas souligner d’avantage combien la signature du traité entre lui qui ne parlait le teke et Makoko qui ne parlait pas le français était une arnaque?

Tout n’est certainement pas à jeter dans l’histoire de cet explorateur et il importe de continuer de chercher sur cette partie de notre histoire. Mais le malaise provoqué par ce spectacle pour une partie des spectateurs provient sans doute du fait que dès le départ de la pièce, de Brazza est présenté comme un sauveur idéaliste, et que ce manichéisme de la pièce peut être dérangeant pour ceux qui veulent interroger cette histoire. Peut-on imaginer les vraies intentions de de Brazza à son arrivée sur le fleuve Congo? D’autre part, alors que le peuple congolais essaie d’effacer de sa mémoire l’histoire relatée par nos grands-pères et mères sur l’esclavage et les travaux forcés, pourquoi cette pièce où les acteurs noirs jouent le rôle des esclaves et nous rappellent ainsi à cette condition? La polémique suscitée hier soir par Au cœur des hommes ouvre à un véritable questionnement : comment accéder à la vraie version de notre propre histoire? Comment en parler sans être dans la légende ou le mythe?

Tant de questions et de problèmes graves que soulève ce spectacle qui ont été posées par un public très majoritairement en désaccord sur le fond comme sur la forme de la pièce lors de l’espace carrefour du 21 décembre 2019, où comme il est de coutume, le travail proposé par les spectacles montrés par le festival est discuté entre le metteur en scène, les comédiens et le public. Parmi les questions, j’en relève ici quelques-unes :

  • Pour quelle raison les comédiens congolais ont-ils accepté de jouer des rôles d’esclaves dans une pièce qui est une insulte pour le peuple congolais, qui, loin s’en faut, n’a pas la même vision humaniste de de Brazza?
  • Pourquoi ce choix de jouer cette pièce à Mantsina, dans une commune assez sensible comme Makélékélé?

En réponse, John Ottavi a expliqué qu’il ne l’a pas fait pour glorifier les mérites de de Brazza car il est conscient que ce n’est pas un saint mais qu’il n’était pas intéressé par la dimension politique ou ne voulait pas faire du théâtre politique ou encore inscrire son spectacle dans un contexte socio-politique toujours sensible.
En définitive, John Ottavi semble avoir écrit et mis en scène la seule partie officielle et légendaire de l’histoire, dont les sources demandent à être sérieusement revues, dans une approche critique nécessaire nous semble-t-il sur un tel sujet, nécessairement politique, quoique s’en défende John Ottavi.

Credo Eguenin

Article réalisé dans le cadre de l’atelier Les Bruits de Mantsina 2019

 

Mantsina 2019: 7 milliards de voisins, un spectacle de la compagnie Au Compteur

7 milliards de voisins (c) Ornella Mamba

Un texte de Giovanni Sèdjro Houansou (Prix RFI 2018 avec la pièce de théâtre les inamovibles), un compatriote et ami du comédien et metteur en scène Adekambi Isidore Fancy Carlos Zinsou qui signe la mise en scène.

Avec Cybelline de Souza, Victor Goudahouandji, Olouwacheoun Paul Ochade

Dans toutes les sociétés, la contrainte la plus dure est peut-être celle de vivre avec autrui, et nous avons tous en tête la fameuse citation de Sartre « L’enfer, c’est les autres ». 7 milliards de voisins est un texte qui, par le rire autant que par le drame, nous fait ressentir avec force cette réalité palpable qui s’insère rapidement dans les sociétés africaines, pourtant dites moins individualistes que les autres. L’auteur nous fait sentir la misère humaine qui est au cœur des relations et qui les appauvrissent, sans aucune morale imposée, mais en jouant avec le spectateur qui va de piste en piste pour découvrir l’arnaque finale. La mise en scène est faite avec brio par Carlos ZINSOU, lequel décompose sur le plateau, avec deux autres comédiens très engageants, les différentes facettes de ce chaos relationnel, qui mène vers un certain ordre final et engage de nombreuses réflexions pour le spectateur.

Dans un cadre scénique qui nous intrigue d’emblée par sa précision visuelle, dans un énorme chaos qui fait sens, celui d’une minuscule cabine où les comédiens se livrent à un exercice de délimitation de territoire comme sur un champ de bataille, les trois comédiens évoluent tout au fil de la pièce. Deux étudiants (Igor et Polo) cohabitent par contrainte et obligation dans cette cabine d’un campus universitaire, et au milieu d’eux nait la méchanceté, la haine, la jalousie et tant d’autres divergences humaines. Cela s’intensifie au fil des minutes qui passent dans une nuit électrique. Des fortes discussions, des gestuelles violentes, des jets d’objets de chambres comme des projectiles… L’intrusion d’une jeune réfugiée d’un pays en guerre, Elena, provoque un basculement total de l’intrigue. Elena apparaît avec des histoires à dormir débout, récits multiples qui partent dans tous les sens de la guerre qu’elle a vécue, et des comas à répétition. Paradoxalement, elle semble calmer l’atmosphère entre Igor et Polo, en faisant basculer leur rapport de violence et en la canalisant, jusqu’à les duper totalement pour mieux les voler. Une mise en scène brillante et un jeu d’acteurs formidable servent ce texte. A la fin de la pièce, la question de savoir où sont les 7 milliards de voisins dont parle le titre se repose autrement : le basculement ironique de la situation dramatique et la liberté de ne pas juger les personnages font que nous nous sentons tous concernés par cet enfer que sont les autres et nous-mêmes. Est-ce que je suis semblable aux 7 milliards de voisins ? Jusqu’où sommes-nous capables d’aller dans l’arnaque ?

Carlos ZINSOU et ses comédiens créent un très beau théâtre, populaire, vivant, plein d’humour et de jeu, qui nous fait entrevoir combien il est dur de reconstruire les relations humaines sur un tel chaos, telle la cabine qui est en ruines à la fin du spectacle.

 

Rodney ZABAKANI
Article réalisé dans le cadre de l’atelier Les Bruits de Mantsina 2019

Mantsina 2019: Echo, un spectacle dans la forêt mis en scène et joué par Lena Paugam, de la Compagnie Alexandre

Un texte de Xavier Maurel, avec la participation de danseurs amateurs de Brazzaville, sur une musique d’Arnaud de La Celle

Echo est une pièce écrite par Xavier Maurel pour Lena Paugam, autour de la figure d’Echo et celle de l’insaisissable Narcisse, en résonnance avec le récit, contemporain, de l’histoire d’une femme perdue dans la mélancolie, suite au suicide de son compagnon. En voici le résumé:

« Echo s’interroge sur la détresse de Narcisse, désespérément plongé dans la contemplation de son insaisissable image, à la recherche d’un moi inexorablement perdu. Elle se donne la mort comme pour échapper à sa propre mélancolie ou pour trouver un autre temps, un temps où, nous dit l’auteur, «les choses étaient plus faciles»…

La mise en scène de cette pièce dans la forêt de la patte d’Oie, au milieu des immenses eucalyptus, dans un lieu jusque là insalubre et connu pour être mal fréquenté, nous a profondément marquée. Les spectateurs étaient accueillis autour de neuf cercles concentriques, soigneusement dessinés à l’aide de feuilles. Ce cercle, en forme de labyrinthe, nous place immédiatement dans l’espace du rite, au cœur de la nature, et au cœur de la plus grande solitude humaine.

Le théâtre en situation de risque, fragile au milieu de la forêt et de tous les bruits venant le perturber (les tronçonneuses, les bruits de toutes sortes venus parasiter la voix de la comédienne), réussit magnifiquement à créer une collectivité entre les acteurs et les spectateurs, partageant le même rite, celui de reconstruire la parole. Le chœur de danseurs non-professionnels, des jeunes de 17 ans venus du hip-hop, nous ont impressionné dans leur présence et leur incarnation. Une seule femme était dans ce chœur, elle était le corps d’Echo là où Lena Paugam incarnait sa parole. L’aspect minimaliste du décor et des costumes nous a frappé par sa simplicité et sa grande beauté, notamment avec les offrandes au public de couronnes faites de lianes et de feuilles. Le mot de la fin, douceur, est vraiment bien choisi, pour clôturer un moment si plein de sens, de tristesse et de douceur, celle de retrouver l’espace du silence et celui de la parole à nouveau possible.

Roston Francel Samba

Article réalisé dans le cadre de l’atelier Les Bruits de Mantsina 2019

Mantsina 2019 : Retour sur l’extraordinaire folie d’Hamlet, mise en scène de David Bobée

Le texte de William Shakespeare, Hamlet, a été magnifiquement interprété le 20 décembre 2019, dans le cadre de la seizième édition du festival Mantsina-sur-scène, à même la rue Mbemba Hyppolite, devant un très large public, enfants et bébés compris. La mise en scène est de David Bobée et la troupe de comédiens de Pointe-Noire et de Brazzaville. L’occasion a été ainsi donnée au public du quartier Matour à Makélékélé de vivre une mise en scène tout à fait singulière et inoubliable.

Le spectacle, qui dure trois heures, se déroule avec grâce, on croirait assister à une improvisation bien synchronisée. Hamlet, une pièce de théâtre remplie de folie et de cruauté, a trouvé là, grâce à la superbe chorégraphie des danseurs, une orchestration saisissante.

La pièce s’est totalement adaptée à l’environnement et c’est dans le décor naturel de la rue que les quinze comédiens et danseurs ont joué, utilisant chaque élément de la rue, repositionnant le public à plusieurs reprises avec une joie et une rapidité extraordinaires compte-tenu de la foule. La scène a ainsi changé d’axes à plusieurs moments, et la tragédie s’est chargée progressivement de ce rapport non frontal et impliquant chacun émotionnellement, jusqu’à son paroxysme, la mort de tous sur scène, sous le regard du fossoyeur.

Raïtel Yengo et Rodney Zabakani
Article réalisé dans le cadre de l’atelier Les Bruits de Mantsina 2019

HAMLET
Texte: William Shakespeare
Mise en scène: David Bobée
Produit par: Pierre Claver Mabiala, de l’espace YARO
Distribution:
Mouz Ferregane (Hamlet)
Alexandra Guenin (La Reine)
Nestor Mabiala (Le Roi)
Pierre Claver Mabiala (Polonius)
Harvin Isma Bihani Yengo (Laerte)
Mixiana Livty Laba (Ophélie)
Rockaël Mavounia (Horatio)
Orlande Zola et Steven Lohick Ngondo (Guildenstern & Rosenkrantz)
Hardy Moungondo (Osric)
Nicolas Mounbounou (Le Fossoyeur, la troupe)
Merveille Toutou (Le Spectre, la troupe)
Fred Obongo, Maël Ouemba, Jean Bonheur Makaya, Jules Mvouma-Lebanda (la troupe)

Régie Lumière : Stéphane Babi Aubert, Massengo Borel, Mavoungou Patricia Aimée, Konongo Cléo; Son : Guy Narcisse Makanda

Mantsina 2019 : Corto Vaclav, le coréalisateur de Kongo se confie

Les Bruits de Mantsina: Pouvez-vous nous parler de la genèse du film?

Corto Vaclav : C’est une longue histoire, si bien que je ne peux vous raconter qu’un dixième de l’histoire! Ca a commencé par une rencontre de mon coréalisateur qui s’appelle Hadrien La Vapeur avec le Congo et la deuxième rencontre de mon coréalisateur avec moi. Il m’a amené ici au Congo. Lui avait déjà rencontré les Ngundza ; il était venu filmer un Ngundza. Et deux ans plus tard, nous avons décidé de faire de l’anthropologie sur cette religion et c’est là qu’on a rencontré Médard, le personnage principal du Film Kongo.

Les Bruits de Mantsina: Les rites ne vous ont pas apeuré pendant le tournage ?

Corto Vaclav : Bien sûr! Nous sommes arrivés ici en 2013, Hadrien connaissait déjà le Congo. Et moi, pas du tout ; je sortais de mes études et j’avais 22 ans. Très jeune, je ne connaissais pas l’Afrique. Je suis arrivé ici et j’ai compris tout de suite que je ne comprenais rien. Parce que pour moi, c’était trop dur de comprendre. C’est trop large !

C’est vrai, je m’intéresse déjà à cette question du monde invisible, mais lorsque je suis arrivé, j’ai compris qu’ici il y a une culture entière depuis des millénaires. Je vivais sur cette vibration et j’ai su que ça allait prendre du temps pour comprendre tout ça.  Donc oui, il y a eu des moments où j’ai eu peur et au début je me disais c’est n’importe quoi, les Congolais croient à des trucs qui n’existent pas lorsque j’ai vu des choses, j’ai compris que c’était sérieux. C’est du réel et les Africains ont des secrets qui avaient été oubliés chez nous. Depuis longtemps, notre manière de vivre a vraiment changé.

Les bruits de Mantsina: Une culture  assez opposée à la culture française ?

Corto Vaclav : Très opposée, car dans la culture française, le monde invisible, la croyance, la spiritualité sont vus comme des choses du Moyen-âge, c’est contre l’évolution. Raison pour laquelle le monde occidental se demande : mais où est passé la spiritualité qui nous connectait avec le monde invisible, avec nos ancêtres ? Et donc ici au Congo et en Afrique il y a toujours un rapport avec les ancêtres, les racines. C’est important et donc on a fait ce film pour expliquer à ceux qui ne croient plus que la croyance est essentielle pour se souvenir de ce que nous sommes.

Les bruits de Mantsina: Nous pouvons aussi considérer cette religion au même titre que la religion chrétienne ?

Corto Vaclav : Je pense déjà que la religion chrétienne est un business. Je te parle franchement.

Crédo Eguenin, le 19 décembre 2019

Réalisé dans le cadre de l’atelier Les bruits de Mantsina

Mantsina 2019: Retours sur « Nous devinmes infranchissables », texte, mise en scène et jeu par Valentine Cohen

Sur scène, l’actrice arrive voilée d’un tissu transparent qui enveloppe tout son corps nu. Au fur et à mesure qu’elle déclame son texte et s’exhibe, elle enlève le tissu exposant ainsi tout son corps nu. Elle prononce alors des paroles intemporelles: «J’ai cinq ans, j’ai quarante ans, j’ai cent ans, j’ai dix mille ans». Ensuite elle s’habille en mettant une grande robe noire en lâchant ses cheveux, et en se nommant «Moïse l’illuminé». Commence alors une remise de cadeaux envers le public, des biscuits, des vêtements à recycler, un cd de rumba congolaise. Elle développe alors un propos tant géopolitique que métaphysique, liant les parties du corps à celles du cosmos. « Tout est dans tout ». Elle interroge le public pour savoir si quelqu’un n’est pas d’accord. Comme personne ne répond, elle déclare donc : «si tel est le cas, si nous sommes tous d’accord, c’est la fin du spectacle». Une personne répond alors qu’elle n’est pas d’accord! Et le spectacle de continuer sur le vie intime de la comédienne, son père, les drogues, le sexe, les révolutions, la domination des hommes sur les femmes. Elle dénonce l’insupportable et relie en permanence l’intérieur et l’extérieur, jusqu’à tout relier au cosmos, à la terre mère.
Allumant des bougies dans les quatre coins de sa scène ainsi qu’au milieu, elle semble nous prouver alors que l’illumination est inhérente à tous, qu’il faut ce passage de l’obscurité à la lumière. Elle dessine des cercles sur papiers et sur le sol, parlant des lois, de la loi. Elle termine la pièce en musique, comme une dervish tourneur, tournant sur elle-même, se parlant tout en parlant au public.
Tout au long du spectacle, des images sont montrées derrière elles, plus ou moins symboliques, comme le cosmos au début du spectacle, plus ou moins érotiques, apportant couleurs et sens.

Nous devinmes infranchissables est une pièce qui m’a beaucoup apportée, je vais essayer d’expliquer pourquoi. D’abord parce que j’y retrouve des grands principes de la philosophie de la vie : l’inséparabilité du corps et de l’esprit, du soi avec l’environnement, du petit monde avec le grand monde, autrement dit le rapport entre le microcosme et le macrocosme. Cette relation d’inclusion mutuelle entre une vie et le reste de l’univers. Ensuite, du point de vue du texte de la pièce, tous ces éléments, du cosmos à la vie intime et politique, sont énoncés de façon éparse, comme des fragments, éparpillés, morcelés, apparemment sans rapport. La pièce est un chaos dans sa structure, c’est un véritable puzzle. Il se trouve que ce chaos de la pièce est celui du monde dans lequel nous sommes tous plongés et qui existe en chacun de nous. Ce chaos équivaut à l’obscurité, inhérente au monde, aussi bien qu’en chacun de nous-mêmes. Alors reconstituer ce puzzle, c’est prendre conscience de notre relation naturelle avec le cosmos, pour y découvrir le potentiel illimité inhérent à nos vies. Cette réalisation de soi nous permet de briser les chaînes de la domination, de la manipulation ou de la machination dont nous sommes le plus souvent victimes sur le plan collectif comme sur le plan individuel. C’est à ce niveau que survient la révolte contre soi-même, la révolte contre les systèmes sociaux et politiques, contre tous les systèmes confondus. Cette réalisation de soi est une forme d’illumination, qui conduit à la fin du spectacle à la renaissance et à l’ouverture de tous les franchissements. C’est ce passage initiatique, qui part de l’obscurité à la lumière, autrement dit du chaos vers l’ordre, que nous livre le spectacle, vers un dernier moment de partage avec le public, celui de la célébration de la vie. Valentine Cohen est allée chercher des mots de personnes rencontrées à Brazzaville, de tous âges, en leur demandant : «C’est quoi pour vous célébrer la vie»? Chacun y va de sa réponse, que lit la comédienne ou qu’elle fait lire au public, mettant ainsi en partage une émotion : celle du mystère profond de la vie. Je me permets pour conclure de citer un poète William Blake : «Si nos perceptions étaient nettoyées, tout chose apparaîtrait à l’homme dans son infinité.»

Dexter MILANDOU, pour les Bruits de Mantsina

Article réalisé dans le cadre de l’atelier Les Bruits de Mantsina 2019

Mantsina 2019: Pain béni de Ornella Mamba

 

Faire vivre un art, c’est parler de sa réalité. La pièce de théâtre d’Ornella MAMBA, qu’elle écrit et joue, mise en scène par Valentine COHEN, en donne une parfaite illustration. Pain béni contient scénographiquement un travail fort, qui ressort de la vidéo et de la performance. En effet, derrière la comédienne, durant le tout spectacle, une projection entraîne le spectateur dans une réalité de guerre, d’exploitation d’enfants dans les mines de coltan et de tant d’autres violences humaines qui ont court en République Démocratique du Congo. On est tout de suite pris dans le texte que porte la comédienne Ornelle MAMBA, texte fort, autobiographique, bien structuré en terme de dramaturgie et qui mêle l’intime et le politique, en pointant du doigt la mauvaise gouvernance, la maltraitance des peuples par le système capitaliste, la gravité de la misère initiée par les politiques africaines et largement soutenue par les pays occidentaux… Et tant d’autres fortes émotions que ce texte nous livre et nous fait découvrir. La colère de la comédienne est légitime quand un pays possesseur de la plus grande richesse des matières premières est classé comme pays sous-développé, quand un gouvernement met à l’écart sa population des affaires du pays, quand la base de fonctionnement de la vie (l’autosuffisance alimentaire) est loin d’être atteint. C’est dans une totale liberté, remplie d’énergie et avec une grande force de précision que la comédienne exprime toutes ses émotions et toute sa rage vis à vis des crimes et violences qui se vivent tous les jours dans sa société. Ornella Mamba est poétesse dans ce magnifique texte, très bien servi par la mise en scène de Valentine Cohen. Elle danse, dit, performe et vit ce texte. Cette pièce reste longtemps en mémoire une fois le théâtre fini, car elle permet d’accéder à tout un processus de réveil des consciences, pour tous ceux qui subissent, et un dévoilement de tant de réalités voilées.

ENTRETIEN AVEC ORNELLA MAMBA

 Les bruits de Mantsina: Qui est Ornella MAMBA ?

ORNELLA MAMBA: Je suis tout d’abord une mère, comédienne et metteuse en scène, autrice d’origine congolaise kasaïnne.

Les Bruits de Mantsina: Depuis quand faites-vous du théâtre ?

ORNELLA MAMBA: Je suis effectivement sur les planches depuis 2002.

Les Bruits de Mantsina: Comment est né le projet Pain béni ?

ORNELLA MAMBA: Le projet Pain béni est né d’une envie de partager mes manques et mes amours aussi, mes questionnements sur la société humaine. Mais aussi de mon envie de raconter selon moi, par moi et avec moi.

Les Bruits de Mantsina: Pourquoi ce titre Pain béni et quelle est la philosophie de cette pièce, ainsi que son intention ?

ORNELLA MAMBA: Pain béni est un clin d’œil à l’église catholique qui est arrivée avec la « civilisation », où chaque fidèle doit apporter son propre pain pour le faire sanctifier puis partager par le curé. Un peu comme l’histoire du Congo qui produit un peu plus de 50% des matières premières de la planète mais doit les racheter à des prix exorbitant. Il n’y a que ma part de franchise dans Pain béni, je pointe du doigt le mal et je le dénonce. Tout cela vise une prise de conscience à l’égard de tout le monde pour un éventuel réveil.

Les Bruits de Mantsina: Je vois! Il y a une part de revendication, de révélation, de dénonciation dans Pain béni et je suis convaincu qu’on dit et dénonce des choses pour le besoin de les changer. Est-ce que vous avez une espérance qu’un jour cela (la manipulation du système) va changer ?

ORNELLA MAMBA: Oui! Seulement si chacun d’entre nous prenons notre part de responsabilité pour remettre l’humain au monde.

Les Bruits de Mantsina: Par votre franchise, votre message direct, ne vous sentez-vous pas en insécurité ? Si oui, comment faites-vous pour vivre cela ?

ORNELLA MAMBA: Non, je ne me sens pas en insécurité au contraire je suis en confiance totale avec moi et avec l’humain. J’aime l’humain et je crois en lui.

Les Bruits de Mantsina: Quels conseils pouvez-vous donner aux jeunes artistes qui veulent ou qui peuvent se positionner dans votre cadre (artiste engageant) ?

ORNELLA MAMBA:  De garder en tête cette citation de John Fitzgerald Kennedy: « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demande-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays ». L’engagement commence quand on sait que si ce n’est pas moi, ce sera personne. Le seul fait de vouloir faire de l’art est déjà un engagement, qu’il faut en effet nourrir chaque jour un peu plus.

Les Bruits de Mantsina: Cette pièce a-t-elle déjà tourné? Et qu’avez-vous ressenti après l’avoir présenté à cette 16eme édition du festival Mantsina-sur-scène?

ORNELLA MAMBA: Seulement sept représentations et la jouer à Mantsina était un moment de grâce. Je ne me suis pas trompée. Nous ne nous sommes pas trompées de direction et surtout que ce n’est pas pour rien qu’on travaille aussi dur. Et j’étais très heureuse de faire partie de cette grande famille Mantsina.

Les Bruits de Mantsina: Un dernier mot de votre part pour finir!

ORNELLA MAMBA : Merci à vous pour l’intérêt. Merci au festival Mantsina et que l’art nous parle.

Propos recueillis par Rodney ZABAKANI, le 19 décembre 2019

Article réalisé dans le cadre de l’atelier Les Bruits de Mantsina 2019