Prière de regarder la bête dans les yeux: créer au Congo aujourd’hui.

Comment dire? Bordel.
Comment dire sans déraper sur de la bouillasse, hein?
Comment je dis, moi,  ce «créer au Congo aujourd’hui».
Comment je le dis.
Comment dire, sans «catiser», prendre des raccourcis?
Comment dire sans se retrouver la gueule dans un trou. Les routes sont pleines de nids de poule à Brazza, et ça caquette à ras le tarmac des constitutions bâtardes pour que s’écorchent une fois encore les jambes qui battent le Plateau et les poings levés. Alors comment dire? Comment puisqu’ils écorchent et amoindrissent?
Malgré la réduction des membres, l’obstruction et l’entrave, malgré…
Depuis des temps, qui ne se racontent pas en saisons, toujours eu au moins un sans-jambe ou un sans-bras bardé de convictions pour se hisser, porter ses compagnons en-dehors de la fange et regarder la bête dans les yeux. Toujours eu.
Alors comment dire ces évidences non tracées? Car ils sont troués et ils suintent les chemins à fatiguer.
Comment dire?
Sans parler de Celui qui découpe puis assaisonne aidé par ses apprentis, ses aide-cuisiniers? Celui qui fout du pili pili dans la plaie pour que se réinfecte la douleur d’hier. Comment ne pas l’évoquer Celui-là qui saisonne?  Celui-là qui récolte dans ce temps qui n’en finit pas, sans alternance possible.
Une saison qui s’étend sur plus de 30 ans, rarement vu ça. Rarement. Tu imagines la récolte? Et ça,
Et ça,
Et ça pleut et ça dégorge et ça fait danser les Rapides. Et ça noie les aujourd’hui car pas de caniveau pas de conduit, pas de rigole, Rien.
Rien pour évacuer les eaux usagées et putrides qui contaminent l’air de culture de «bas-canal» dans laquelle l’homme est résumé à être le baudet qui patauge dans la merde tout en portant sur le dos les escroqueries de Celui-là. Ses larcins, ses rapines, ses détournements, ses cambriolages, ses pillages qui font surgir les stades et les ponts suspendus, les dédicaces dithyrambiques à la sauce dombolo, à la mayonnaise franchouillarde. Et pour oindre la blague : Brazza la verdâtre, la gueule paludéenne, est édifiée ville créatrice. Et au baudet la tourbe, la vase et le limon.
Pendant ce temps dans les robinets y’a pas d’eau et danse le fleuve Congo.
Comment dire
Ça.
Ce tout «ça-là» qui ne se relate pas évidemment en deux, trois respirations sur une page.
Comment dire, hein?

Comment ils disent, eux, ces artistes congolais, comment ils disent?

Si ce n’est en mots ou en gestes défendus, à corps perdu jusqu’à se déserter le sommeil, s’oublier l’appétit, se broyer les phalanges, se crevasser les pieds.
Comment ils disent?
Et comment les dire eux:  lui qui délie (Dieudonné Niangouna), elle qui dézingue le connu (Sylvie Dyclo Pomos) lui qui dévale la vallée (Delavallet Bidiefono), lui qui abonde les mots (Abdon Fortuné Koumbha), lui qui débusque les tristes augures par le rire (Ulrich N’Toyo), lui qui harangue les demains (Harvey Massamba), lui qui décape le cliché (Rufin Mbou Mikima), lui qui fait raisonner sa terre (Acramo), lui qui poétise l’inapaisé (Keyser), lui qui donne du mauvais garçon aux histoires les moins drôles (Criss Niangouna), elle qui dégoupille le bien pensé et le bien-pensant (Bill Kouélany), lui qui « jazz » sans répit  les cent fois dansés et les inventés (Armel Malonga), eux qui scénographient, illuminent, sonorisent en partant de presque rien (Papythio Matoudidi et les Courageux), lui qui piétine le vide pour lui offrir l’odeur de ses godasses en chemin (Florent Mahoucou), lui qui est arrivé hier mais qui a déjà la gueule haute (Vhan Dombo) et tous les autres? Comment les dire?
Peut-être les raconter par
Les yeux de Ludo.
Peut-être.
Les yeux de Ludo dans la première scène du Socle des Vertiges [1] de Dieudonné Niangouna.
Les yeux de Ludo qui se posent, là, dans les tiens. Sans préambule, sans commentaire, comme tout juste sortis du vagin de sa mère, les yeux de Ludo dans les tiens, neufs pour toi.
Balayant à coup de cils le reflet humide de ta dernière dichotomie et l’esquisse d’une intention prochaine.
Balayant tout, se rendant neuf, te rendant neuf, le regard lavé à coup de cils, dans l’ici et maintenant.
Réinventant.
Les yeux de Ludo et puis sa bouche l’instant d’après,
Sa bouche pleine d’argile et d’empêchements.
Sa bouche
Qui articule
En se battant contre la boue et les obstacles,
Tout contre
En résistant
Pour se faire entendre.
Pour tendre vers.
Les pieds campés dans son «je» et la bouche tendue.
Tels les danseurs de Delavallet dans cet instant-là, dans Au-delà où ils articulent gueule bien ouverte avec urgence et tout en souffle, tel Armel, bassiste, sur le même plateau qui repousse à plus tard le silence, l’inertie. Ils lui ont coupé le son mais se jouent avec acharnement les dernières vibrations. Elles se jouent et se disent les ripostes présentes et prochaines, se continue la vie, son battement, sa respiration qu’on ne tait pas si facilement.
Fermez-leur la gueule à ces artistes, essayez, allez-y.
Fermez-leur la gueule, ils ne seront pas en rade, jamais en déficit d’articuler à flot tendu, en rasade les réels qui dévalent leur bide.

Fermez-leur la gueule, qu’importe, ils en ont une de rechange.

Comme me disait Abdon Fortuné Koumbha: «créer au Congo: c’est affirmer son existence, c’est subventionner soi-même des possibles, c’est transmettre (initier, former, professionnaliser) pour que l’art survive».
Créer au Congo aujourd’hui:
C’est poursuivre le Festival international Mantsina sur scène sans un sou mais avec plus d’une obsession en poche
C’est façonner Baning’Art un lieu indépendant dédié à la création artistique au Congo
C’est travailler à la formation de jeunes comédiens depuis 3 ans et avoir le projet imminent de construire une école,
C’est ouvrir son espace aux artistes tels que le font Gladys et Armel Malonga, tel que l’ont fait des années durant Abdon et les autres à l’espace Tiné,
C’est développer un festival de conte à Dolisie après l’avoir maintenu durant plus de 9 ans à Brazzaville,
C’est former un groupe de percussionnistes comme le fait Acramo avec son Musée d’Art
Et c’est sans doute bien d’autres initiatives encore qui me sont inconnues,
C’est rassembler son savoir, et ses doutes, ses trois sous gagnés en tournée ou arrachés à une fondation, un organisme ou une institution, c’est convoquer l’engagement, c’est faire circuler et accueillir les œuvres,
C’est écrire dans les recoins d’une parcelle au rythme des pannes de courant, c’est faire ses gammes et ses échauffements sous le soleil, c’est déjouer le temps et les impossibles les jours de disette, c’est bouffer sa peur et faire baver sa rage, tout en aimant encore et toujours l’animal qui fait l’homme, celui qui n’a pas honte de se mettre à nu pour que se raconte le poème, pas la fiction mais le réel de l’artiste.
C’est s’accrocher au «pivinisme» de José Pivin relaté par Sony Labou Tansi dans sa préface de La Gueule de rechange [2] : «Le “pivinisme“ qui consiste à être là, et tellement là que l’univers se voit forcé de vous rendre des comptes ; et des vrais comptes. Il consiste aussi à être non pas forcément vertueux, mais propre jusqu’à la fierté, propre par orgueil, propre jusqu’à comprendre qu’on ne mordra jamais un chien sur prétexte qu’il a commencé.»
C’est construire un foisonnement de vie au beau milieu de son apocalypse.
C’est résister.

Les Bruits de Mantsina #1 couv
Cliquez pour télécharger

Laetitia Ajanohun
Article paru dans le #1 des Bruits de Mantsina

1- Ludovic Louppé. Le titre «Prière de regarder la bête dans les yeux» est une citation prise dans Le Socle des Vertiges de Dieudonné Niangouna (Les Solitaires intempestifs, 2011)
2- Sony Labou Tansi, La Chair et l’Idée (Les Solitaires intempestifs, 2015)

Publicité